Ma dispute avec un livre…
J’aurais pu parler de ma rencontre avec le White Jazz de James Ellroy, ou plutôt avec un extrait, une lecture qui m’avait bousculé, je peinais à comprendre, à lire, à suivre le déroulement des faits et tombais à la renverse en songeant que d’aucuns évoquaient le plus grand auteur de littérature noire du siècle. Il ne s’était agi que d’un effleurement, nauséeux mais générateur de réflexions à l’infini, car, un jour, beaucoup plus tard, le même texte m’avait pris à la gorge, passionné, il avait renversé mon approche littéraire, mon exigence, mon travail. Il y avait eu deux temps dans l’appréhension et aucune dispute véritable.
Une dispute avec un livre ? Une rage qui vous pousse à lâcher ledit livre ou à hurler ? J’ai connu cela, oui, il y a quelques années.
Mon beau-père, aussi grand lecteur que mélomane… et laïc convaincu, militant, m’avait prêté un ouvrage qui l’avait enthousiasmé. Les Religions meurtrières d’Elie Barnavi.
J’avais entamé le livre dans l’appétit. Et de fait. Au départ, il m’entraînait avec allégresse dans la réflexion. Sur ce qu’étaient la religion, le fondamentalisme, les liens avec la politique, les métamorphoses et évolutions des systèmes. On parlait des juifs, des chrétiens, des musulmans, on creusait, on croisait leurs identités. Le livre me passionnait, me paraissait du meilleur aloi.
Puis, soudain, un voyant orange s’était allumé, je m’étais crispé, le voyant était passé au rouge, j’avais éructé, explosé.
Car, sans l’air d’y toucher, le livre avait viré d’une foisonnante et productive étude comparée à une sorte de pamphlet contre l’islam et le monde musulman. D’ailleurs, ne s’adressait-il pas avant tout au lecteur occidental, qu’il fallait alerter ? « Pour vous, cher Européen perplexe et angoissé, pour vous armer contre un adversaire très différent de tous ceux que les siècles passés ont dressés contre vous. Il y va de vos valeurs, de vos libertés, de l’avenir de vos enfants. » La mise en garde était acceptable. A la limite. Mais la suite s’embourbait dans l’amalgame, la désinformation, l’aveuglement. Barnavi assénait, somme toute, que l’homo musulmanus (si je puis me permettre) est ontologiquement réfractaire à la tolérance, à la démocratie, au rationalisme. La magnifique civilisation cordouane, où juifs, chrétiens et musulmans avaient cohabité pacifiquement pendant des décennies ? Un accident de l’histoire, une incongruité. Bref, le livre devenait un appel au soulèvement des consciences, en Europe, aux Etats-Unis, il faut soutenir Israël, serrer les rangs, s’armer, s’apprêter à soutenir le choc des civilisations cher au dogmatique et si réducteur Huntington : « L’Occident démocratique est en guerre contre une idéologie globale qui entend user du terrorisme à une échelle inédite afin de le mettre à mort. » Car, pour Barnavi, le combat contre le fondamentalisme musulman sera la grande affaire du XXIe siècle. Pas l’émergence des superpuissances chinoise et indienne. Pas le dérèglement climatique. Pas la résurgence des fascismes. Pas… Non. Occident contre Proche-Orient. Le Bien contre le Mal ! On croirait entendre Bush !
J’ai cherché qui était l’auteur.
Elie Barnavi.
Un juif. Mais j’ai la plus grande sympathie pour tant et tant d’artistes et intellectuels juifs. La culture juive, avec son exploration des interprétations, ne nous a-t-elle pas, avec la pensée grecque, menés vers la démarche intellectuelle la plus pure, la plus belle ?
Un Israélien. Mais tant de cinéastes, notamment (voir Valse avec Bachir, Lebanon, Les citronniers, etc.), tant de savants (dont les Nouveaux Historiens, le brillant archéologue Finkelstein, etc.) ne nous ont-ils pas prouvé l’esprit d’ouverture des élites intellectuelles du jeune Etat ?
Un ancien ambassadeur d’Israël. Ah. Là, voilà qui changeait la donne. Car la politique et l’honnêteté intellectuelle ne font pas nécessairement bon ménage. Mais. Plusieurs journalistes français présentaient Barnavi comme un homme ouvert au dialogue, critique envers les siens. Ca m’a semblé très perturbant. Car si Barnavi passait pour une colombe, un modéré, que pensaient donc les faucons israéliens ? Un excellent ami juif m’a pourtant un jour révélé, aux détours d’une conversation, que cet Elie était son ami, qu’il vivait désormais dans notre voisinage. A l’entendre, c’était un homme adorable, pacifique, généreux.
Il ne faut jamais sombrer dans l’amalgame et la réduction. Un homme ne peut-être limité, cliché à l’une de ses idées, à l’une de ses œuvres. Il est donc très possible qu’un jour mon ami me propose d’aller manger avec Elie Barnavi. Et qui sait ? Mais je demeure convaincu qu’il a commis un ouvrage pernicieusement générateur de peur, de violence, d’ostracisme et, plus critiquable encore pour une œuvre littéraire ou intellectuelle, PROPAGANDISTE.
(article commandé et publié par la revue Indications en 2011)
