CONSIDÉRATIONS SUR LE ROMAN POLICIER

Historique

Bien sûr, pour lui octroyer ses lettres de noblesse, on a tenté de lui découvrir de glorieux ancêtres. Œdipe de Sophocle (5e siècle avant J.C.) ou Hamlet de Shakespeare. Et pourquoi pas ? Mais disons qu’il s’agit là de la préhistoire du genre.

L’histoire, quant à elle, pour la plupart des spécialistes, fait coïncider l’an zéro, ou la naissance du genre, avec la publication du Double assassinat dans la Rue Morgue de l’Américain Edgar Allan Poe, en 1841.

Le prototype

Un meurtre commis dans un lieu clos, inaccessible. Un meurtre sans meurtrier. Une enquête impossible que résoudra pourtant Dupin, l’ancêtre des Poirot, Rouletabille et autres Sherlock Holmes. Un premier thème qui aura une longue et prestigieuse descendance : La bande mouchetée de Conan Doyle, Le mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux, La chambre ardente de Dickson Carr, entre autres.

Les véritables ancêtres

Mes études personnelles (mes livres chez Marabout, mon troisième roman, La Chambre close) m’ont révélé une très remarquable histoire de crime inexpliqué dans un lieu clos. Il s’agit de l’affaire de Maître Dumas, une anecdote savoureuse extraite des Mémoires tirés des archives de la police de Paris (1837) de Jacques Peuchet. Un livre méconnu mais important : Dumas y a puisé une autre anecdote, celle de la vengeance du cordonnier Picaud, qui a inspiré…Le Comte de Monte-Cristo.

En fait, il s’agit d’une supercherie littéraire (genre très à la mode au 19e), l’archiviste Peuchet étant mort avant la rédaction de son ouvrage, un faux attribué à un expert en la matière, le baron Etienne-Léon de Lamothe-Langon. Serait-ce lui dès lors le véritable inventeur du genre policier ? Ou le créateur de la problématique du crime commis dans un lieu clos ? On pourrait l’admettre, même si celui-ci n’a fait que développer un argument lu dans les Mémoires secrets de Duclos (fin 18e). Poe a-t-il lu le pseudo-Peuchet ? En a-t-il entendu parler ? Coïncidence ?

Plus largement, remarquons la préparation du terrain pour l’avènement du policier. La gothic novel du 18e (Le Château d’Otrante, Le Confessionnal des Pénitents Noirs, Le Moine) et du 19e (Melmoth, Les Elixirs du Diable) préfigure le thriller, ses émotions et ses frissons, ses mystères. Le public, les auteurs se détournent de la lumière, de l’avant-scène, des apparences, du confort petit-bourgeois pour aller regarder dans les coulisses de la société (et bientôt dans les poubelles). Au large les nobles personnages de Racine ou Corneille, le spectacle des batailles en plein air ou des cours savantes. C’est le règne des ténèbres qui se lève, celui des fantasmes et de l’inconscient. Sade, Choderlos de Laclos, Baudelaire. Et bientôt Frankenstein, les vampires.

Notons surtout l’impact énorme de Vidocq, dont le procès, Les Mémoires (1828) inspireront une partie de l’œuvre de Victor Hugo (Jean Valjean) et de Balzac (Vautrin, entre autres). Avec Vidocq, le bagnard devenu policier et célébrité, c’est le monde d’en bas, la misère et le crime, la prison et le vice, qui prennent possession de la scène publique. Un goût confirmé par le succès des Mémoires du poète-assassin Lacenaire (1836) ou la gloire du fictif Robert Macaire (la célèbre pièce L’Auberge des Adrets en 1833). Un goût qui fera l’énorme succès d’Eugène Sue (Les Mystères de Paris, 1842/43).

L’air du temps, donc, pour Poe. Précédé, côté anglais, par le sulfureux De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts (1827, Thomas de Quincey), une sorte d’essai sur le crime teinté d’une ironie incomparable.  

Les descendants

Poe fera revenir Dupin et son prototype policier dans Le mystère de Marie Roget et dans  La lettre volée.

Le flambeau est repris par le Français Gaboriau (1835-1873), dont l’enquêteur fétiche, Monsieur Lecocq, s’intéresse davantage à la psychologie des protagonistes, ou par Wilkie Collins (1824-1889), un grand ami de Charles Dickens. Gaboriau et Wilkie Collins ! Deux remarquables auteurs trop méconnus en nos contrées (NDLR : je considère Wilkie Collins comme un génie absolu, La Pierre de lune ou La Dame en blanc, entre autres, sont des chefs-d’œuvre atemporels).

Ensuite, il y aura le Britannique Conan Doyle, dont le Sherlock Holmes doit beaucoup à Lecocq et au sergent Cuff (de Wilkie). Un prodigieux succès, qui essaimera à l’infini. Agatha Christie en Grande-Bretagne, bien sûr (Hercule Poirot ou Miss Marple). Ellery Queen aux Etats-Unis. Gaston Leroux (Rouletabille), Maurice Leblanc (Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur mais justicier et donc policier déguisé) et Marcel Allain/Pierre Souvestre (Fantômas) en France.

Un premier courant

Cette première vague du roman policier, c’est ce que l’on appellera plus tard detective novel ou roman policier proprement dit. Un crime mystérieux a été commis, irruption de l’insolite qui dérange l’ordre établi et plonge dans le malaise.

L’enquête est essentielle. Il s’agit d’élucider une énigme, opération magique de restauration du sens et de l’ordre. Dans la foulée de l’enquêteur (policier ou détective), le lecteur épouse des raisonnements pour découvrir le Qui ?, voire le Comment ?

Le récit est donc avant tout cérébral et ludique. Aseptisé aussi, car les personnages, fonctionnels avant tout, ont rarement beaucoup d’épaisseur.

Un deuxième courant

Dans les années 20, aux Etats-Unis, un quotidien beaucoup plus violent et épique que celui des Européens (Dépression, Prohibition, apparition du phénomène de la Pègre organisée), génère une deuxième école du policier, le roman noir.

Avec Dashiell Hammett, Raymond Chandler et James Caïn, les pionniers, ou leurs suivants, le lecteur épouse la trajectoire et les interrogations d’enquêteurs (détectives privés, journalistes) aux méthodes peu orthodoxes, voire celles des criminels eux-mêmes.

Ces romans, qui, traduits, feront la gloire de la Série noire de Gallimard, acquièrent beaucoup plus de chair, une véritable envergure psychologique et sociale. L’enquête n’est plus le but en soi mais un prétexte à la dénonciation d’une société pourrie où des êtres humains tentent tant bien que mal de survivre, avec plus ou moins de dignité, de probité.

On parle aussi de thrillers, car ces ouvrages multiplient les scènes fortes (violence, cruauté…), ils secouent véritablement le lecteur. A l’encontre de la detective novel, l’émotion l’emporte ici sur la déduction.

Un troisième courant

Après la seconde guerre mondiale, nouvelle bifurcation, nouvelle ramification du genre. Des romans se concentrent sur la victime, le drame qui la frappe et la peur qui la poursuit. C’est le roman criminel ou suspense. Avec des pointures comme William Irish ou Boileau-Narcejac. 

Le roman policier français face à l’anglo-saxon

Nous avons cité Gaboriau, Leblanc, Leroux, Allain ou Boileau-Narcejac. Pourtant, le roman policier français, s’il existe depuis les débuts du genre, n’a pratiquement jamais eu l’aura de ses équivalents anglo-saxons, et sa production, quantitativement, ne fait pas le poids. Pourquoi ? Une question de culture.

Chez les Anglo-saxons, l’imagination l’emporte sur la raison, tandis que nos contrées sont encore soumises au joug de Descartes. En caricaturant, on pourrait dire que la France produit des écrivains tandis que l’Angleterre ou les Etats-Unis engendrent des romanciers. La manière de dire les choses pour nos voisins, ce que l’on raconte pour les anglophones. Flaubert ou Balzac, plutôt que Dumas, face aux Brontë et à Dickens. Proust et Céline plutôt que Simenon, face à Kerouac, London ou Steinbeck. Ellroy ou Harrison, aujourd’hui, face à Le Clézio ou Modiano.

Valeur/signification

Le roman policier est-il encore de la paralittérature ? Ou doit-on abandonner les cloisonnements poussiéreux opérés par des intellectuels grincheux ?

A notre avis, la question est dépassée, pulvérisée, d’un autre temps.  La plus grande partie des talents créatifs ont basculé aujourd’hui dans la contre-culture d’hier… qui est la Culture d’aujourd’hui. Pour un Proust génial, combien de romans psychologiques ou narcissiques qui ne font nullement le poids devant un film de Kurozawa ou Bergmann, une BD d’Allan Moore, un polar de Manchette ou un thriller d’Ellroy.

A qui doute de la valeur des thrillers et des polars, nous conseillons quelques lectures étoilées : Le Quatuor de Los Angeles (James Ellroy), Le Cercle de la croix (Iain Pears), La Créature (John Fowles), Le Quinconce (Charles Palliser). De véritables chefs-d’œuvre… toutes catégories confondues. De préférence aux baudruches d’Eco ou de Dan Brown, de préférence aux ouvrages formatés d’une Higgins-Clark.

Pour terminer, cette réflexion d’André Gide (Journal, 1944, Pléiade II, p. 321), à propos de Georges Simenon : « Il écrit pour le gros public, c’est entendu, mais les délicats et les raffinés y trouvent leur compte, dès qu’ils consentent à le prendre au sérieux. Il fait réfléchir ; et pour bien peu, ce serait le comble de l’art ; combien supérieur en ceci à ces romanciers pesants qui ne nous font  grâce d’aucun commentaire… ».

(dossier sur le roman policier commandé et publié par la revue Indications durant le premier trimestre 2005)

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